prologue
Johnny, ta
carrière en ce moment je la sens plus trop. Y'a comme du flottement.
C'est vrai, on dirait que tu les accumules. Cette histoire avec
l'employée de ton yacht, tes démêlés avec ta maison de disques (qui
révèle au passage tes graves ennuis financiers), le duo avec Isabelle
Boulay, la boîte de nuit avec ton beau-père, la pub tv pour des
besicles qui massacre ton standard "Noir c'est noir", tes lèvres
refaites... Devant tant d'infortune, le jeune public, on le sait peu
tendre, risque de te rire au nez. Les générations antérieures qui t'ont
suivi pourraient finir par se détourner de toi. On aime bien brûler ses
idoles. Et puis on annonce que tu prépares un nouveau disque pour
amorcer ta série de concerts prévus l'an prochain. Tu aurais confié les
clés de l'album à des gens comme Passy et Kyo, et ça non plus, ça n'est
pas très réjouissant. A l'âge qui est le tien, après quarante-cinq ans
de carrière professionnelle, on a droit à une belle retraite. J'avais
imaginé que, pépère, tu finirais en patriarche digne et vaguement
bluesy, avec des albums plus près de l'os, sans concession au
marketing. Trois guitares et ta voix brûlée aux gitanes, façon Calvin
Russel. En bon fan de l'Amérique que tu es, avec un visage que tu
laisserais se couturer naturellement. Au lieu de quoi, tu persistes à
jouer les caméléons maladroits, à lutter entre ton fantasme de
rébellion et ta propension maladive à la concession, à l'adaptation
coûte que coûte. Ta maladresse a été attendrissante parfois. J'ai peur
aujourd'hui qu'à force de ressembler à de l'acharnement thérapeutique,
elle ne nous lasse définitivement.
J'ai toujours aimé suivre
ton histoire, quand bien même il y a belle lurette que je n'ai plus
acheté tes disques. Le dernier devait être l'album "En pièces
détachées", j'avais 13 ans. Après, je t'ai suivi à travers les médias,
je t'ai vu te perdre et renaître, album après tournée, film après pub,
comme un rafiot insubmersible sur une mer déchaînée. Tu disais toi-même que tu as
besoin de toucher le fond de temps en temps pour te sentir capable de
revenir. Mais pour revenir à quoi ? A un certain succès commercial,
certes. Sur la longueur, à ce petit jeu, tu as battu tout le monde.
Cent millions de disques vendus. Mais qu'as-tu gagné, toi ? C'est
bizarre, ton retour à un peu de dignité, à un peu de vrai rock'n'roll,
celui que tu aimais tant en 1964, je n'y crois plus. "Ca ne change pas,
un homme". En revanche, je crois encore à ton passé, à ton tumultueux
sillage, au personnage que tu as laissé errer entre deux modes, aux
tripes que tu as vomies sur scène devant des millions de personnes.
Même tes bêtises, parfois sans nom, ont trouvé avec la patine du temps
beaucoup de charme. Alors oui, je vais te le resservir ce passé, tel
que je l'ai ressenti. Tel qu'il m'arrive de te ressentir encore. Car
bizarrement, ton actualité maussade fait rejaillir tes ors d'hier dans
ma mémoire. "Souvenirs souvenirs", chantonnais-tu dès 1960. Et si la
nostalgie était ta profession de foi ?
Richard G., le 19 mars 2005.